Rapport fin de mission de Roger Seydoux : 24 sep. 1956

La période coloniale : Rapport

Tunis, le 24 septembre 1956, 11h 45

Rapport de fin mission de Roger Seydoux

…Le gouvernement contrôle facilement la population on s’appuyant sur un Parti unique et une Centrale Syndicale, qui constituent un vaste réseau recouvrant l’ensemble du pays. Du fait de cette structure, le pouvoir central est en mesure, en quelques heures, d’orienter, comme il le veut, les réactions populaires…
… La figure du Combattant  Suprême est trop connue pour être décrite ici.
Monsieur Bahi Ladghm, à la fois Vice-Président du Conseil et Secrétaire Général du Néo-Destour, est en fait le Chef de l’équipe gouvernementale et son autorité va sans cesse croissant. Ses qualités d’intelligence et de travail sont remarquables. Il lui manque seulement rayonnement qui lui vaudrait la faveur des masses.
Beaucoup plus connu du public, mais certainement moins solide, est le Secrétaire Général de l’UGTT, Monsieur Ahmed Ben Salah. Jeune, actif, ambitieux, il brigue la direction du pays. Son opportunisme pourrait être un atout, mais le fait qu’il n’a pas la confiance des vieux militants de la tendance Farhat Ached, est pour lui un handicap non négligeable. Tout à tour, il encense Bourguiba et le critique. C’est avec difficulté qu’il conserve la popularité qu’il avait acquise avant l’accession au pouvoir du combattant Suprême. Il sait déjà que les candidats qui pourraient être patronnés par Bourguiba seraient en mesure de recueillir sa succession. Deux de ses concurrents les plus en vue doivent être cités : Habib Achour, vieux syndicaliste de Sfax, et Tlili qui est à la fois syndicaliste et membre du Bureau Politique du Néo-Destour.
On ne peut clore la liste des premiers rôles sans mentionner Monsieur Mongi Slim, remarquable négociateur, mais médiocre homme de Gouvernement, que Monsieur Bourguiba a exilé à Washington.
En tête des « seconds rôles », on peut placer Monsieur Mestiri, jeune bourgeois jacobin, qui vient de réaliser les réformes les plus spectaculaires et les plus critiqués du nouveau régime : la suppression de la polygamie et la réforme de la Justice Charaïque. Monsieur Nouira, gardien scrupuleux des derniers de l’Etat, craint d’affirmer sa personnalité. Monsieur Mehiri, destourien convaincu, est un Ministère de l’Intérieur sans grand relief. Monsieur Masmoudi, Ministre d’Etat, a vu singulièrement pâlir son étoile depuis qu’il a été compromis dans une affaire de trafic d’huile, et Monsieur Mokkadem, militant zélé, mais sans envergure, a été envoyé à l’Ambassade du Caire par Bourguiba, avec l’espoir qu’il y échouerait.
Il existe aussi un autre groupe : celui des « jeunes Turcs » parmi lesquels on peut ranger en premier lieur Monsieur Ben Yahmed, Secrétaire d’Etat à l’Information, jeune Ministre, de talent, dont les sympathies vont ouvertement au titisme et à la Chine communiste et dont la dialectique habile n’est pas mise malheureusement au service de la coopération Franco-Tunisienne.  Moins brillant, mais plus tenace, est Monsieur Abdallah Farhat, Directeur du Cabinet de Monsieur Bourguiba, membre de l’UGTT ; qui a joué, lors de la reddition des fellagas, un rôle d’autant plus important qu’il passe pour avoir contribué à leur mise en place et à leur ravitaillement. Son caractère fruste, mais direct, pourrait attirer la sympathie ; sa hargne constante à l’égard de notre pays en fait un interlocuteur peu agréable. Monsieur Ben Smail, conseiller très écouté de Monsieur Ben Yahmed, joue un rôle déterminant dans l’orientation des émissions de la Chaîne Arabe de Radio Tunis. Son éducation Algérienne n’a pas peu contribué à en faire un ardent défenseur de la cause des fellagas Algériens.
Quant aux « résistants » dont on avait pu penser qu’ils joueraient un rôle important dans la vie politique du pays, ils sont entrés dans l’ombre. On ne parle plus des Sassi Lassoued et des Lazar Chraiti, les héros de l’épopée fellaga. Figure pittoresque, Mahjoub est une sorte de chef de la garde prétorienne dans la difficile région du Nord Ouest où, tour à tour, il trafique avec les Algériens et s’oppose à leur action. Plus mystérieux, Hassen Abdel Aziz el Ouardani, dit « le tueur du Sahel » fait régner dans cette région l’ordre bourguibisme.
…Un autre trait essentiel de l’équipe gouvernementale est que la plupart de ses membres passent une partie considérable de leur temps à discourir, Monsieur Bourguiba donnant de haut et avec talent, l’exemple. Un observateur non prévenu est saisi par l’extraordinaire verbalisme, le ton déclaratoire, les outrances de langage et, pour tout dire, la jactance perpétuelle que l’on relève dans tous les discours. La frénésie nationaliste constitue le thème à peu près exclusif de la rhétorique officielle : on réclame naturellement l’indépendance totale, l’évacuation de l’Armée Française ; l’abrogation des Conventions, mais on est prêt aussi à se brouiller avec la terre entière, qu’il s’agisse de la France, de l’Egypte, de l’Irak, de l’Angleterre, de l’Italie, etc… le thème naïf la Tunisie seule « domine les discours ».
…L’effet de ces excès de langage est heureusement tempéré par le caractère méditerranéen des choses et des gens dans ce pays. Même dans des situations qui paraissent sans issue, il existe une solution « à la Tunisienne » qui permet en général d’en sortir. Le Combattant Suprême a élevé cette méthode à un haut degré de perfection. Il vient d’ailleurs d’affirmer au Congrès de l’UGTT à Tunis : « Je ne suis pas l’homme des doctrines et n’éprouve nullement le besoin d’en avoir une. Je préfère confronter mon action et mes idées avec la réalité mouvante, m’y adapter sans heurt ni rupture ». Le « Bourguibisme » n’est autre que l’art de parvenir à ses fins tantôt par la menace, tantôt par la négociation.
Le climat tunisien est, probablement, un élément modérateur, comme l’est également l’empreinte profonde vivre Françaises. On s’imagine communément que le Caire est une sorte de pôle d’attraction pour les tunisiens ; en fait, c’est vers Paris, la politique Française, la Presse Française, une certaine gauche Française, que l’on a les yeux tournés.
…La Tunisienne ira-t-elle vers l’occident ou vers le Monde Arabe ? Telle est la question fondamentale dont tout dépend. Encore faudrait-il savoir de quel arabisme il s’agit ? Bourguiba et l’équipe actuelle sont nettement hostiles à l’impérialisme Egyptien. Salah Ben Youssef, les milieux traditionnalistes et une partie des masses sont au contraire orientés vers le Caire. Il paraît acquis, à moins d’événements extérieurs déterminants, que le nationalisme exacerbé de la Tunisie d’aujourd’hui fera échec au panarabisme. Certaines voix s’élèvent en faveur d’une fédération Nord-Africaine, mais, encore timides, elles demeurent sans écho : Bourguiba, lui, sait bien que le Maroc de Mohamed V n’a pas de sympathie particulière pour lui et qu’ne Algérie ayant conquis son indépendance serait un danger pour la petite Tunisie.
…Ce refus du choix se reflète également au sein de l’UGTT. Dans sa majorité, celle-ci souhaite demeurer une Centrale Syndicale Nationale est même nationaliste rattachée au monde libre par le truchement de la CISL. Mais certains de ses éléments sont incontestablement attirés par des expériences sociales et économiques aussi diverses que celle de la Yougoslavie, de la Chine de l’USTT, d’obédience communiste, vient de recevoir l’ordre de se dissoudre et d’adhérer à l’UGTT qui, à la longue risque d’être noyautée.
…Monsieur Bourguiba a dit, à plusieurs reprises soit publiquement, soit en privé, qu’il ne saurait être question de définir les liens durables avec la France, notamment en matière de politique étrangère, aussi longtemps qu’ne solution acceptable pour la Tunisie ne sera pas trouvée en Algérie. Il faut reconnaître que la pression des fellagas Algériens, soutenus pour le Caire, les opérations de guerre qui se déroulent à moins de 200 kms de Tunis, la présence d’une communauté Algérienne implantée en Tunisie, la pénétration tolérée ou imposée de plusieurs centaine et, par moment, de plusieurs milliers de rebelles Algériens…
…Le fait que les choses et les gens évoluent avec une rapidité exceptionnelle, impose à l’Autorité Française de se tenir dans un état permanent d’alerte et de disponibilité. En Tunisie, une situation peut se dégrader presque instantanément ; prise à temps, elle peut être, sinon rétablie, du moins contrôlée dans une certaine mesure. D’autre part, nous avons affaire à des interlocuteurs qui sont presque toujours très prompts à exploiter contre nous au maximum, le moindre incident ; la riposte doit être immédiate, la crainte d’une réaction instantanée du partenaire Français freinant dans une certaine mesure la volonté systématique des Tunisiens de grignoter nos positions et de nous mettre constamment en difficulté.
…Il est important que dans nos rapports avec les Tunisiens, nous soyons sans illusion et sachions que certains de nos armes ou certains de nos arguments n’ont plus désormais grande vertu. Par exemple, les innombrables protestations de cette Ambassade au sujet de la violation des conventions, restent bien souvent vaines les dossiers de notre contentieux avec le Gouvernement Tunisien demeurent ouverte et ne sont pas réglés. De même, nous devons nous garder de croire que l’arme financière soit très efficace : si nous menaçons de réduire notre contribution au financement des investissements Tunisiens ou de ne pas débloquer des fonds attendus par une trésorerie exsangue, nous paraitrons manquer au devoir qu’implique la coopération Franco-Tunisienne, témoigner même d’une certaine déloyauté et nos partenaires ne manqueront pas dans ce cas d’user à l’encontre de nos ressortissants de mesures de représailles. De quelque ingratitude que soit récompensée notre aide financière à la Tunisie, elle devra être maintenue et probablement accrue, au moins tant que nous aurons l’ambition de conserver une influence prépondérante, et tant que nous n’aurons pas convaincu nos alliés du monde libre de partager la charge qu’elle fait peser sur nos finances.
…On est très sensible ici à toute réaction de l’opinion ou du Gouvernement Français qui est rendue publique. A cet égard, le rôle de la Presse et de la Radio est essentiel. La moindre critique contre l’action du Gouvernement Tunisien dans un Journal Métropolitain, suscite à Tunis autant d’émotion que de rancœur ; on déteste être cloué au pilori. C’est de Paris seulement que peut être orchestré utilement une action à laquelle les Tunisiens sont extrêmement sensibles.
…Avec, nos interlocuteurs, à quelque échelon qu’ils soient, il faut s’efforcer de maintenir un dialogue permanent. La chose est d’autant plus nécessaire que nous sommes souvent dans une position défensive ; c’est notamment le cas dans les récents incidents militaires. Ce dialogue, surtout avec des hommes comme Bourguiba, n’a pas à revêtir les formes périmées de la diplomatie traditionnelle en pays d’Islam : on est ici très « matter of fact », très sensible à une certaine forme directe, et même parfois brutale, d’exprimer ses idées et de faire connaître le fond de sa pensée.
…Comme tous les peuples ayant accédé récemment à l’indépendance, les Tunisiens entendent être traités comme des êtres majeurs. S’il faut chercher à établir avec eux des contacts aussi majeurs. S’il faut chercher à établir avec eux des contacts aussi fréquents et satisfaisants que possible, il faut leur conserver un caractère de stricte égalité et ne pas, notamment dans la période actuelle, chercher à forcer leur amitié, ce qui en définitive, les braquerait et nuirait à l’établissement du climat recherché.
…En conclusion, aux deux questions : « Où va la Tunisie ? » et « Quelle doit être en conséquence notre politique à l’égard de ce pays ? », il est prématuré de tenter de répondre. La Tunisie n’a pas encore fait son choix, ne le fera pas aussi longtemps que l’affaire Algérienne ne sera pas réglée et que la crise du Moyen-Orient ne sera pas apaisé. D’autre part, ce choix ne pourra pas intervenir tant que Bourguiba n’aura pas surmonté les obstacles qu’il rencontre sur le plan intérieur. Ce n’est qu’à ce moment là qu’il sera possible de porter un jugement sur la longévité de son pouvoir et de son système.
…Tant que subsisteront ces éléments d’incertitude, nous devrons renoncer à certaines ambitions : en particulier nous ne pouvons prétendre à amener la Tunisie à participer à une action diplomatique concréter avec la nôtre. Nous ne pouvons espérer obtenir aucune contrepartie tangible à l’aide culturelle et financière que nous apportons. On peut légitimement craindre que la prime d’assurance que nous devons payer à la Tunisie pour garantir une sécurité relative à nos ressortissants et l’empêcher de glisser dans le camp de nos adversaires, n’apparaisse un jour bien lourde au contribuable Métropolitain. Mais l’utilité du sacrifice qui lui est demandé ne peut être appréciée en seuls termes économiques ou financiers, et sans une certaine projection sur l’avenir. Peut-être une Tunisie sortie de la phase de mutation par laquelle elle passe actuellement, ayant trouvé un équilibre relatif sur le plan économique, satisfaite d’une solution qui serait intervenue dans l’affaire Algérienne, pourrait-elle jouer un rôle utile de trait d’union entre la France et le Monde Arabe.

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